Les premiers m3 d’eau seraient donc gratuits et devraient permettre de répondre aux besoins essentiels à la vie et à la dignité. Au delà de la première tranche, l’eau serait payante comme c’est le cas actuellement. Si cette proposition avait été acceptée, chaque personne –quelles que soient ses ressources– aurait bénéficié gratuitement d’un volume limité d’eau et le droit à l’eau ne serait plus un droit réservé à ceux qui en payent le prix.
Quel volume d’eau gratuit?
Pour évaluer les mérites de cette proposition, il faut préciser l’ampleur du volume gratuit car ce qui peut se justifier à une échelle réduite ne l’est pas nécessairement à plus grande échelle. Ainsi, on pourrait donner gratuitement à chacun de l’eau pour satisfaire ses besoins vitaux tout en fixant un prix pour la fourniture d’un supplément. Cette proposition présente un intérêt particulier pour les personnes non branchées à l’eau qui se verraient ainsi reconnaître un droit sur un bien vital mais serait de peu d’utilité pour les personnes déjà branchées au système de distribution d’eau.
Jusqu’ici, cette approche a eu un succès assez limité en France. Néanmoins, elle a été mise en œuvre dans quelques municipalités. Ainsi à Viry-Châtillon, la municipalité a décidé de fournir gratuitement 3 litres par jour aux abonnés. A Blénod/Pont-à-Mousson, le volume gratuit est de 5 m3 par an par ménage et à Rennes, il atteint 10 m3 par an par ménage ou 27 L par jour et par ménage. Ce volume gratuit est très faible et ne permet même pas de satisfaire la norme OMS pour l’eau vitale[3].
Du fait de leur petite taille, de tels volumes gratuits ne causent pas de problèmes pour l’équilibre financier des distributeurs d’eau. En effet, ils ne représentent qu’une faible partie de la consommation standard des ménages (120 m3/an). La perte de recettes liée à la gratuité pourra donc être aisément compensée par une légère hausse sur d’autres postes tarifaires. Notons que cette hausse devrait avoir un effet bénéfique puisqu’elle décourage le gaspillage de l’eau.
Au cours des dernières décennies, des propositions ont été avancées de fournir gratuitement des quantités d’eau nettement plus élevées. Ainsi, la gratuité de 15 m3 par an et par personne ou de 40 L par jour et par personne a été proposée par des personnalités comme Danielle Mitterrand ou la Sénatrice et ancien Ministre Nicole Bricq et par des ONG. Dans le cas d’un ménage de référence de 4 personnes, le volume gratuit pourrait atteindre jusqu’à 160 L par jour ou 58.4 m3 par an. Lors d’un débat récent au Sénat sur ce sujet, le Sénateur Hervé Gillé (PS) s’est référé à un volume gratuit de 15 m3 par personne et par an[4].
A notre connaissance, des volumes gratuits de cette taille pour tous ne semblent pas être mis en œuvre en France. En revanche, la Région flamande en Belgique a fourni pendant de nombreuses années 15 m3 à chaque personne à titre gratuit mais cette mesure a été abandonnée. En Afrique du Sud, le quota gratuit est de 72 m3 par an par ménage, soit environ 22 m3 par personne par an.
Quels impacts sur le prix?
La fourniture gratuite d’environ 15 m3 par an à chaque personne est une proposition généreuse dont le financement doit être assuré explicitement. En effet, elle porte sur environ 30% de la consommation moyenne d’eau de l’ensemble des usagers domestiques (140 L /j ou 51 m3/an par personne).
Peut-on imaginer qu’une collectivité soit prête à augmenter significativement le prix de l’eau « payante » des usagers domestiques en contrepartie de la création de la tranche gratuite pour tous ? A défaut, faudra-t-il d’augmenter le prix de l’eau payé par les usagers non domestiques ou financer l’eau gratuite par la création d’une taxe nouvelle ? Dans le climat politique actuel, ces modalités de financement ne paraissent pas devoir être retenues car la société préférera probablement réserver la fourniture de l’eau gratuite à ceux qui en manquent. Il paraît donc peu probable qu’une tranche gratuite aussi importante que 15 m3 par an et par personne soit mise en œuvre.
Conclusion
La fourniture à chacun d’un volume gratuit d’eau est une proposition très intéressante pour la mise en oeuvre universelle du droit à l’eau à condition qu’elle ne porte que sur un faible volume d’eau et que le distributeur connaisse le nombre de personnes chez l’abonné. De façon concrète, cette proposition pourrait être limitée à l’eau vitale, c.-à-d. à environ 15 L d’eau par jour et par personne (5.5 m3/an) quelle que soient les revenus du ménage. La fourniture de ce petit volume gratuit ne causera pas une augmentation sensible des dépenses d’eau de l’ensemble des ménages. Une fois le principe de gratuité introduit, rien n’empêche la collectivité concernée de faire preuve d’une plus grande générosité et d’augmenter le volume gratuit au vu de l’expérience et des besoins. L’important en cette matière est que strictement personne en France ne soit plus laissé sans accès à l’eau vitale.
ANNEXE
Exemple de calcul du taux de la redevance d’eau(deuxième tranche) en cas de mise en place d’un volume gratuit pour tous (première tranche).
Les usagers sont répartis en trois groupes : les usagers payant leur eau (95%), les usagers en défaut de paiement (4%) et les usagers potentiels non alimentés par le réseau (1%). Pour fixer les idées, les premiers consomment 140 L /j par personne, les seconds 90 L/j et les troisièmes un volume peu important.
Les recettes du distributeur proviennent uniquement du premier groupe. Si un volume gratuit est introduit pour tous les usagers, les recettes du premier groupe seront plus faibles et devront être compensées par une augmentation du taux de la deuxième tranche de consommation d’eau. Le second groupe bénéficiera de l’eau gratuite et le troisième groupe pourra exercer son droit à l’eau et recevoir le volume gratuit (15 L par personne).
Le transfert en faveur des groupes 2 et 3 (eau gratuite) est très faible ; il représente (4+1 ) (15/140)% = 0.54% de l’ensemble des dépenses d’eau. Comme la redevance de la tranche payante ne portera que sur un volume de 140- 15 = 125 L (au lieu de 140 L). il faudra augmenter le taux de la deuxième tranche pour conserver les même ressources. Ceci implique d’augmenter le taux de cette redevance de 12%, une variation qui ne devrait pas causer trop de problèmes.
Si le volume gratuit était plus important et atteignait 40 L /j (au lieu de 15 L/j), le transfert au bénéfice des groupes 2 et 3 serait de 5x 40/140% =1.43% du total des recettes. Comme la redevance de la tranche payante ne porte que sur un volume de 140 -40=100 L au lieu de 140 L, il faudra augmenter le taux de la tranche payante de 40%. L’ampleur de cette augmentation peut causer un problème « psychologique » alors même que le transfert lié à l’instauration du volume gratuit ne représente que 1.43% du total des recettes. Une contribution à la lutte contre la précarité de cet ordre devrait être acceptable malgré les objections relatives à la variation du taux de la redevance. Une autre difficulté est liée à la présence simultanée de personnes petits consommateurs sans aucune facture d’eau et de personnes avec une facture élevée.
[1]Loi n° 2019-1461 du 27 décembre 2019 relative à l’engagement dans la vie locale et à la proximité de l’action publique. Art. 15.
[2] Proposition de loi visant à garantir effectivement le droit à l’eau par la mise en place de la gratuité sur les premiers volumes d’eau potable et l’accès pour tous à l’eau pour les besoins nécessaires à la vie et à la dignité, Sénat, N°375, 2021. Au cours des débats, l’auteure de la PPL Marie-Claude Varaillas s’est référée à un volume de 5 L par jour et par personne (40 L par personne pour les personnes non raccordées) et a proposé que le volume gratuit soit fixé par le Conseil d’Etat.
[3] Norme pour l’accès à l’eau potable : La norme OMS de 20 L par personne et par jour pour l’eau vitale (15 L/j selon SPHERE) implique la fourniture d’au moins 40 L /j d’eau par ménage. En juin 2020, le tribunal administratif de Basse Terre en Guadeloupe a condamné le distributeur d’eau à fournir chaque jour aux plaignants 9 L/j par ménage sous forme d’eau en bouteille. Un tel volume ne permet de satisfaire que les besoins pour la boisson et la nourriture.
[4] Sénat. Discussion plénière, 15 avril 2021.